Dignité

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La dignité, cette « valeur qui n’a pas de prix » selon Kant,  peut-elle constituer un contrepoids à l’expansion de la logique marchande? La dignité humaine, principe matriciel des droits de la personne, pourrait-elle servir à tracer un chemin vers des relations sociales et économiques bénéfiques pour tous? À notre époque de déréglementation, de corégulation et même d’autoréglementation, la nécessité de principe fort et rassembleur n’a jamais été autant si pressante, et la dignité humaine paraît une candidate tout indiquée pour constituer un frein à l’idéologie de la performance économique.
Mais le caractère indéfinissable et parfois insaisissable de la dignité laisse entrevoir des difficultés. L’utilisation controversée et finalement désavouée (R. c. Kapp) de la dignité comme critère d’atteinte discriminatoire au droit à l’égalité laisse subsister un certain scepticisme envers son utilité, d’autant plus que son utilisation a permis d’endiguer l’essor d’une conception du droit à l’égalité effectuant une redistribution des ressources (Gosselin c. Québec).
La notion de dignité n’est pourtant pas étrangère à la sphère des rapports économiques, comme en témoigne l’article 2087 du Code civil du Québec qui institue l’obligation pour l’employeur de protéger la dignité du salarié. Et le recours croissant au qualificatif de «décent » pour asseoir la revendication de conditions de travail minimales n’est pas sans parenté avec la notion de dignité, qui vient du grec axios, ce qui convient.

Peut-on envisager un recours accru au principe de la dignité dans l’évaluation des rapports économiques qui soit davantage qu’une jolie façade sans devenir liberticide? Notre démarche prend comme point de départ la notion même de dignité qui renferme deux exigences fondamentales : le respect et la bienveillance. Une attention simultanée à ces deux exigences permettrait d’esquisser ce que la dignité humaine commande tout en évitant les écueils présentés par le recours à cette notion.
C’est ainsi qu’à notre avis la considération simultanée des exigences de respect et de bienveillance imposées par la dignité a permis d’étendre la protection conférée par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec aux situations avilissantes même non publicisées ou non conscientes (St-Ferdinand).

L’exigence du respect requiert la reconnaissance de l’autre comme altérité irréductible aux intérêts d’un moi égoïste. C’est l’obligation kantienne de traiter l’humanité comme fin en soi et jamais uniquement comme moyen. Le respect de l’autonomie de chacun prévient qu’une manifestation de bienveillance se transforme en paternalisme. Tout instrument de protection des droits économiques et sociaux doit, pour satisfaire à l’exigence du respect, donner à ceux qui bénéficient de ses protections la possibilité d’exprimer, dans leurs propres termes, ce qui leur importe. Ce critère permet l’évaluation critique des codes de conduite transnationaux et des instruments comme le Pacte mondial qui n’instituent pas de mécanismes de contestation pour les individus que ces mécanismes de nouvelle gouvernance visent à protéger. Dans une économie dominée par les sociétés par actions et autres organisations, la protection de la liberté associative des êtres humains apparaît alors comme une condition nécessaire à la mise en œuvre de l’exigence du respect. Les embûches importantes à l’activité syndicale en cette ère d’économie mondialisée, alors que les alliances entre apporteurs de capitaux sont devenues monnaie courante, laissent entrevoir un sérieux déficit à cet égard.

Quant à l’exigence de la bienveillance, elle requiert une attention aux réelles conditions sociales et économiques des personnes qu’on désire protéger et une évaluation non condescendante des effets des pratiques et politiques économiques sur les personnes vulnérables. La bienveillance impose un devoir d’aider celui qui est faible lorsque nous sommes en situation de puissance envers lui (Kant, Sen). L’enjeu devient donc l’identification des situations de vulnérabilités et de puissance. Le recours à des considérations économiques, s’il est crucial pour une évaluation critique des relations économiques, ne devrait pas s’inscrire dans une théorie économique particulière, mais doit être informé par les avancées de la science économique dans l’identification des situations de vulnérabilité. Il s’agit de dépasser le stade de l’émotion et de l’opinion spontanée, d’éviter le concours des vulnérabilités sans perdre de vue ce qui est inhérent à l’être humain : sa fragilité de « roseau pensant » (Pascal).

Isabelle Martin, doctorante, Faculté de droit, Université McGill