Le cadavre

Le cadavre – cette dépouille mortelle, ce corps inanimé devant lequel la fatalité inéluctable s’est abattue – symbolise à la fois un produit de consommation, un objet de culte et une matière de la science. La première acception s’observe au regard du cannibalisme qui permet à ses pratiquants de s’approprier les qualités de la victime et d’effrayer les ennemis; la vision occidentale d’un être « sauvage mangeur d’homme » inspire notamment Shakespeare à créer Caliban, célèbre personnage maléfique dans la comédie « La tempête ». La deuxième acception renvoie aux rituels funéraires, où le cadavre tend à une certaine sacralisation. Dans l’ancienne Égypte, Hérodote rapporte, à cet égard, que le procédé de momification visait à préserver le corps du défunt afin d’assurer l’existence de son âme dans l’au-delà. La troisième acception transpose le cadavre dans le domaine scientifique; il revêt alors une finalité de « serviabilité » et constitue un « patrimoine biologique » par la possibilité de dons d’organe à titre gratuit, car justifiés par un intérêt altruiste. Une considération contemporaine sur le caractère lucratif du don se pose néanmoins à la lumière des expositions « Bodies » (technique de plastination de l’inventeur Gunther Von Hagen) et de celle projetée par Andreï Molodkin, cet alchimiste de la chair humaine (technique qui consiste à faire cuire des corps humains pour qu’ils deviennent une huile brute). Outre le questionnement relatif à la provenance des corps ou des organes exposés, il est permis de s’interroger sur le véritable dessein – mercantile ou scientifique? – poursuivi par ces concepteurs.

Le cadavre met en présence des attitudes et des conceptions radicalement opposées, qui bouleversent sans conteste un traitement unitaire de la matière. D’une consommation réelle des corps dans les sociétés cannibales de jadis à une consommation des images du corps à l’ère des expositions, on peut douter, à l’instar de Jacques Attali (« L’ordre cannibale »), si « nous sommes jamais sortis d’un ordre cannibale, ou encore si notre société industrielle n’a jamais été rien d’autre qu’une machine à traduire un cannibalisme vécu en cannibalisme marchand ».

Sur le plan de la dogmatique juridique, le cadavre suscite une réflexion sur la détermination du moment de la mort, d’une part, et sur son statut juridique, d’autre part.

En l’absence de positionnement législatif en droit privé québécois sur le concept de mort naturelle, le législateur québécois défère compétence à la science médicale qui fixe les critères de détermination de la mort. La médecine établit trois étapes dans le processus de la mort : la mort clinique correspondant à l’arrêt des fonctions cardiaque et respiratoire, la mort biologique par la cessation fonctionnelle et irréversible de récupération des organes vitaux et la mort cellulaire, soit la désintégration et la dégénérescence des cellules corporelles. Pour l’heure, l’établissement de la mort correspond à la détermination physique liée à la perte irréversible des fonctions cérébrales de la personne.

Dès ce moment, il y a anéantissement du sujet de droit, de la personnalité juridique ; le défunt devient objet de droit. Le temps humain se conjugue désormais de l’« être » vers l’« avoir été ». Or, ce cantonnement (hermétique ?) « sujet–objet » – cette logique binaire sinon manichéenne – est-il en adéquation avec la réalité ? N’y a-t-il pas lieu de repenser l’affirmation catégorique du cadavre en tant qu’objet de droit ? Certaines nuances s’imposent et une protection posthume du défunt subsiste au regard de ses dernières volontés, de sa mémoire et de son cadavre.

Johanne Clouet, doctorante, Faculté de droit, Université de Montréal
Mariève Lacroix, doctorante, Faculté de droit, Université Laval