La liberté de religion au Canada

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La photo du titulaire du permis de conduite est devenue obligatoire pour tous en Alberta, suite à l’adoption d’un nouveau règlement dont l’objectif principal était de réduire le risque que les permis servent à la perpétration de vols d’identité. La communauté des huttérites, qui avait bénéficié d’une exemption jusqu’à ce point, devait maintenant se conformer ce qui allait à l’encontre du deuxième commandement. D’après les plaignants huttérites, « ils croient que les photos sont des « représentations » au sens où l’entend le deuxième commandement et ne veulent participer en rien à leur création ou à leur utilisation. » (Hutterian Brethren, ¶ 29) De manière fort intéressante, la sanction de la photographie est aussi expliquée : « [l]e fait de se laisser photographier pourrait se traduire par une sanction, comme l’obligation de se tenir debout pendant les services religieux. » (Hutterian Brethren, ¶ 29) Il s’agit alors d’un ostracisme au sein de la communauté. Malgré les offres d’atténuation par la province, les huttérites ont refusé les accommodements proposés. Pas surprenant, toutefois, car les accommodements offerts contrevenaient toujours à leurs croyances. La contre offre des huttérites d’un permis de conduite sans photo marquée « pas pour les fins d’identification » a aussi été refusée. La question du pourvoi à la Cour suprême était de savoir si cette atteinte constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte  (Hutterian Brethren, ¶ 3).

D’après la juge en chef McLachlin, écrivant pour la majorité, « [l]a Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. » (Hutterian Brethren, ¶ 95) En ce sens, l’objectif du gouvernement Albertain représentait l’atteinte minimale aux droits, tout en soutenant l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire de façon à réduire au minimum le vol d’identité associé à ce système (Hutterian Brethren, ¶ 63; voir aussi ¶ 85). Selon la juge en chef, et contrairement au raisonnement des tribunaux inférieurs, l’atteinte doit être examinée sous le test de l’arrêt Oakes plutôt que sous l’analyse de l’accommodement raisonnable. Cette clarification fut nécessaire à nos yeux. Toutefois, ceci annonce également une divergence importante de l’arrêt British Columbia (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU ([1999] 3 R.C.S. 3), car une distinction est établie lorsqu’une mesure législative d’application générale est en jeu. « Quand le gouvernement prend une mesure en édictant une loi, les dispositions de l’article premier s’appliquent. Le gouvernement peut justifier la mesure législative, non pas en démontrant qu’il l’a adaptée aux besoins du plaignant, mais en établissant qu’elle a un lien rationnel avec un objectif urgent et réel, qu’elle porte le moins possible atteinte au droit et que son effet est proportionné. » (Hutterian Brethren, ¶ 71)

Ceci représente une modification importante au fardeau requis de la preuve : le gouvernement ne doit pas démontrer les effets bénéfiques escomptés (soit l’accommodement), mais plutôt que la mesure législative rencontre les critères du lien rationnel, de l’objectif réel et urgent et qu’elle rencontre le critère de la proportionnalité. La question principale en devient une relative à la gestion du risque et plus particulièrement, le risque spéculatif du risque réel des mesures législatives. De cette façon, le discours du bien commun ressort, ainsi que celui de l’effectivité des normes. D’après la juge en chef McLachlin, « [s]i des mesures législatives ne pouvaient être prises pour le bien commun sans qu’il soit d’abord établi qu’elles produiront effectivement les effets bénéfiques attendus, peu de mesures législatives seraient édictées et l’intérêt public en souffrirait. » (Hutterian Brethren, ¶ 85) Cet argument demeure insatisfaisant à nos yeux, car la juge en chef semble spéculer elle-même sur la certitude du risque et ce, en l’absence d’une quantification physique du risque. En distinguant le risque spéculatif du risque réel, nous devons distinguer entre les effets ou coûts accessoires des choix véritables liés à la liberté de religion. Ceci nous ramène, en effet, à notre point de départ, mais avec un bémol particulier sur la liberté de religion, car la juge en chef admet qu’il n’existe aucune recette magique pour mesurer la gravité d’une restriction particulière à la pratique religieuse (Hutterian Brethren, ¶ 89, notre emphase). La majorité de la Cour suprême arrive à conclusion que selon la preuve soumise, les plaignants huttérites n’étaient pas privés de cette capacité de choix véritable, et ce, contrairement aux situations vécues dans R. c. Edwards Books and Art Ltd. ([1986] 2 R.C.S. 713) et Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys ([2006] 1 R.C.S. 256) (Hutterian Brethren, ¶ 94).

D’après la juge Abella (dissidente), l’absence d’une exemption créé une atteinte dramatique aux droits constitutionnels des huttérites (Hutterian Brethren, ¶ 114). Ceci représente le nœud essentiel de son opinion. Toutefois, c’est l’emploi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits l’Homme (CEDH) sur la liberté de religion qui retient notre attention. À notre connaissance, ceci constitue une première pour la Cour suprême du Canada. Malgré les similitudes sur le plan constitutionnel et au niveau du principe de proportionnalité, la liberté de religion demeure intellectuellement différente dans les discours canadien et européen. Pour emprunter les mots de la juge Abella, nous croyons que son approche peut être qualifiée d’« inédit[e] et incompatible » … ajoutons aussi dangereuse à cette qualification. Nous devons être conscients des différences qui règnent entre les systèmes constitutionnels nationaux et supranationaux, ainsi que le contexte distinct menant à ces causes. La juge Abella note que la CEDH a épousé une conception libérale semblable de la liberté de religion dans les arrêts Kokkinakis c. Grèce (arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A) et Şahin c. Turquie (arrêt du 10 novembre 2005, requête no 44774/98). Nous sommes de l’avis que ces définitions de la liberté de religion sont insérées sans attention suffisante au contexte dans lequel ces revendications de la liberté de religion sont avancées. Dans Kokkinakis, la question était la poursuite criminelle d’un Témoin de Jéhovah pour prosélytisme, tandis que l’interdiction du port du voile dans les universités était en cause dans Şahin. Alors que les droits des groupes minoritaires religieux s’affrontaient à la religion reconnue dominante dans Kokkinakis, la manifestation de croyances religieuses s’affrontait à l’État constitutionnellement laïque dans Şahin. Dans les deux cas, la constitution nationale édictait la relation avec l’État en ce qui a trait à la religion; dans les deux cas, la Convention européenne des droits de l’Homme semblait être en conflit avec les régimes nationaux. Ces ‘conceptions libérales’ de la liberté de religion, tel qu’épousée par la CEDH, devraient être compris comme le revers de la pendule des droits, employé souvent afin de se pourvoir de la ‘marge d’appréciation nationale’ et non aux plaignants particuliers.

Par ailleurs, la juge Abella explique que la liberté de religion ne devrait pas seulement être interprétée comme un droit individuel, mais aussi comme formant une conscience collective de « croyances admissibles »; les arrêts R. c. Big M. Drug Mart ([1985] 1 R.C.S. 295) et Edwards Books en témoignent de ces valeurs (Hutterian Brethren, ¶ 127). Ceci représente une interprétation intéressante de la liberté de religion, en attribuant une importance particulière à l’aspect collectif de la religion, et plus particulièrement, de la communauté religieuse. Néanmoins, nous croyons que l’emploi de l’Église Métropolitaine de Béssarabie et autres c. Moldova (arrêt du 13 décembre 2001, requête no. 45701/99) demeure imprudent sans attention supplémentaire au contexte de la décision. L’on ne peut prendre pour équivalent le refus de reconnaître une religion ou église par l’État et les conséquences de l’obligation universelle de photo pour un permis de conduite. Tandis que le premier nie la personnalité et sa voix juridique, le second a pour effet de réduire certaines habitudes, mais n’empiète pas sur l’existence de sa personnalité juridique.

En conclusion, l’on peut effectivement se demander quel sera l’avenir de la liberté de religion au Canada suite à Hutterian Brethren. D’un côté, nous voyons que le discours sur la liberté de religion tourne autour des valeurs qui sous-tendent la Charte et que la discussion de l’atteinte à la liberté de religion devrait se faire sous l’égide du test de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés (plutôt que sous l’analyse de l’accommodement raisonnable). De l’autre côté, l’utilisation de la jurisprudence de la CEDH en matière de liberté de religion par la Cour suprême du Canada signale une nouvelle ère dans le discours sur la liberté de religion.

Dia Dabby
B.A., LL.B., LL.M. (Candidate), Avocate.